Haïti, première république noire indépendante depuis 1804, a porté l’étendard universel de la liberté. Pourtant, deux siècles après Dessalines, le pays reste prisonnier d’une gouvernance marquée par la fragmentation, la violence et l’ingérence. De Soulouque à Duvalier, des occupations étrangères aux « bandits légaux », le problème n’est pas seulement politique : il est structurel. La gouvernance haïtienne illustre l’écart entre une téléologie révolutionnaire — la quête de liberté et de dignité — et une pratique du pouvoir confinée dans des logiques de domination.
Une brève histoire de la gouvernance en Haïti
La proclamation de l’indépendance en 1804 fit d’Haïti un État pionnier, mais fragile. Jean-Jacques Dessalines (1804-1806), en cherchant à consolider l’autorité centrale, inaugura un modèle autoritaire rapidement contesté. L’assassinat de Dessalines ouvrit une ère de divisions : la République de Pétion au Sud et le royaume d’Henri Christophe au Nord illustrèrent deux visions de la gouvernance — républicanisme libéral d’un côté, monarchisme autoritaire de l’autre.
Au XIXe siècle, les présidences à vie (Soulouque, Geffrard, Salomon) s’appuyèrent sur une militarisation permanente du pouvoir. Le XXe siècle, quant à lui, fut dominé par l’occupation américaine (1915-1934), qui imposa une centralisation bureaucratique inspirée du modèle nord-américain (Renda, Taking Haïti, 2001). Le duvaliérisme (1957-1986) consacra un régime néopatrimonial, où l’État devint l’instrument d’une famille et de ses milices, les Tontons Macoutes. Après 1990, l’élection de Jean-Bertrand Aristide symbolisa l’espoir démocratique, mais l’instabilité institutionnelle, les coups d’État et l’intervention de missions onusiennes prolongèrent la crise de gouvernance.
Définir la gouvernance
La gouvernance, selon la Commission sur la gouvernance mondiale (1995), est « la somme des façons dont les individus et les institutions, publiques et privées, gèrent leurs affaires communes ». La Banque mondiale (1992) insiste sur la qualité de la gestion publique, la transparence et la responsabilité. Or, en Haïti, la gouvernance s’est historiquement construite sur des logiques clientélistes, militaristes et exclusives.
L’insécurité actuelle : symptôme d’une crise de gouvernance
L’explosion des gangs armés dans la capitale et les provinces n’est pas seulement un problème de sécurité publique. Elle traduit la faillite de l’État haïtien à garantir le monopole de la violence légitime, tel que défini par Max Weber (Le Savant et le politique, 1919). L’insécurité est ainsi l’expression visible d’une gouvernance défaillante où l’autorité de l’État se délite au profit d’acteurs armés non étatiques.
Les bras paramilitaires : une constante de la gouvernance haïtienne
Depuis Faustin Soulouque et ses zinglins, jusqu’aux Volontaires de la sécurité nationale (les Macoutes) sous Duvalier, en passant par les attachés des années 1990, la gouvernance haïtienne a constamment reposé sur des forces parallèles. Aujourd’hui, les gangs qualifiés de « bandits légaux » incarnent cette continuité : une délégation de la violence à des acteurs qui servent tantôt de relais politiques, tantôt de forces de dissuasion contre l’opposition.
Responsabilité des Haïtiens
L’historien Michel-Rolph Trouillot (Haiti: State Against Nation, 1990) a montré que l’État haïtien s’est construit contre la société, et non avec elle. L’élite nationale, qu’elle soit mulâtre ou noire, a souvent privilégié l’accumulation de privilèges et l’exclusion des masses rurales et urbaines. Cette dynamique interne, nourrie par le refus de compromis et l’absence d’un projet collectif, est au cœur de la crise de gouvernance.
Responsabilité des étrangers
Les interventions extérieures — occupation américaine, contrôle douanier étranger, tutelle des Nations unies — ont façonné un État dépendant. Robert Fatton (Haiti’s Predatory Republic, 2002) souligne que la communauté internationale a souvent cherché à stabiliser Haïti selon ses propres intérêts, en négligeant les logiques culturelles et politiques internes. L’ingérence a ainsi empêché l’émergence d’une gouvernance autonome et enracinée.
Une gouvernance contre la téléologie haïtienn
La Révolution haïtienne visait à créer un espace de liberté universelle (C.L.R. James, The Black Jacobins, 1938). Pourtant, la gouvernance actuelle demeure prisonnière d’une logique hobbesienne, où l’ordre repose sur la peur et la violence. Spinoza, dans son Traité politique, voyait au contraire la puissance collective comme fondement de la liberté. Haïti, au lieu d’incarner cette téléologie révolutionnaire, reproduit un modèle de domination coercitive.
Vers une gouvernance créolistique et ontologique
Réinventer la gouvernance haïtienne suppose un projet « créolistique » (Glissant, Poétique de la Relation, 1990) : un modèle enraciné dans la pluralité culturelle et historique du pays. En s’appuyant sur une ontologie Ntu — telle que pensée par Kagame (La philosophie bantu-rwandaise de l’être, 1956) — il s’agirait de réinscrire l’Haïtien dans une logique de relation et de communauté, plutôt que dans l’individualisme prédateur.
Redéfinir l’élite et l’État
L’élite haïtienne doit cesser d’être synonyme de captation des ressources et devenir porteuse de mission collective, comme le suggère Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre (1961). L’État, de son côté, doit retrouver sa fonction première : garantir la sécurité, réduire les inégalités et offrir aux citoyens un horizon de dignité.
Haïti est née d’un projet universel : être un lieu de liberté pour l’humanité tout entière. Deux siècles plus tard, elle se débat encore dans les contradictions d’une gouvernance inachevée. Redéfinir cette gouvernance n’est pas seulement un enjeu politique : c’est un impératif historique et existentiel. Car c’est à ce prix que la première république noire pourra renouer avec sa promesse fondatrice : faire de la liberté non un slogan, mais une réalité vécue.
